La sélection #11 — Marc Feustel

Photo : Marc Feustel photographié par Gianluca Tamorri
 

Ceux qui s’intéressent à la photographie aujourd’hui sont à coup sûr déjà tombés sur le nom (et la personne, avec un peu de chance) de Marc Feustel.

Journaliste, critique, commissaire d’exposition, auteur d’un nombre impressionnant d’articles et d’ouvrages (en particulier sur la photographie japonaise et sur le livre photo, ses deux sujets de prédilection), pionnier - à travers son blog à grand succès dans les années 2000 Eyecurious - de l'utilisation d’internet pour raconter et populariser l'histoire de la photographie, ainsi que pour rendre compte de ses actualités....

Difficile de ne pas avoir déjà lu un de ses textes, assisté à certaines de ses conférences, contemplé - accrochée au mur d’un galerie ou d’un musée - une sélection d’images qu’il a constituée pour un de ses projets d’exposition : Marc Feustel semble être toujours là où se trouve la photographique, et là où la photographie prend du recul théorique et critique et réfléchit sur elle-même.

Et pourtant, son arrivée dans l’univers de la photo n’a été nullement évidente : elle s’est faite par des voies obliques, et grâce à l’alignement de plusieurs astres. Étudiant en économie et relations internationales entre Dublin et Londres, c’est un stage de quelques mois chez Flammarion qui l’amène non seulement à Paris mais dans le monde de l’édition aussi. Une expérience « fatale » qui se transformera – à la fin de cette période de stage — en une proposition audacieuse chez le même éditeur, et qui lui permettra de renouer avec sa passion depuis toujours : publier en tant qu’auteur un livre sur la photographie japonaise de l’après-guerre. « Je ne connaissais rien sur ce sujet mais j’en étais extrêmement fasciné, et je trouvais excessivement difficile d’avoir des informations sur les photographes japonais de cette période depuis l’Europe. En gros, j’étais curieux : je voulais comprendre, je voulais savoir ».

Japon, un autoportrait. Photographies 1945-1964, sorti en 2004 en trois éditions (français, anglais et japonais) et devenu vite une exposition qui fera le tour du monde (en repassant par le Japon aussi), est le titre de ce premier opus qui lancera officiellement et définitivement son aventure professionnelle dans l’univers de la photo, d’abord comme agent, puis comme critique. Un parcours qui, au fil des années, finira pour l’affirmer comme l’une des voix les plus autorisées sur la photo japonaise et le livre photographique.

Avec son accent british à peine perceptible et sa façon incroyablement ordonnée, claire et calme d’exposer ses pensées, il nous explique ainsi les raisons qui ont guidé sa sélection : « J’ai choisi des livres qui m’ont marqué quand je les ai eus entre les mains. Ce ne sont peut-être pas les livres les plus importants de l’histoire… mais parfois on trouve un livre, ou un livre vient nous trouver, et il y a un truc qui se passe, comme si on se retrouvait face à quelque chose qu’on n’avait jamais vue auparavant… » Allons voir.

 

KAWA, RUIEI (RIVER, ITS SHADOW OF SHADOWS) — JUN MORINAGA

 

J’ai découvert ce livre après avoir rencontré le photographe Jun Morinaga à Tokyo. Morinaga m’avait montré ses tirages, mais c’est le livre que j’ai trouvé renversant. J’ai appris par la suite que le graphisme avait été fait par l’immense Kohei Sugiura (qui est également le créateur graphique du célèbre livre Chizu de Kikuji Kawada) et qu’il avait été publié par Kazuhiko Motomura, dont la maison d’édition Yugensha a sorti plusieurs chefs d'œuvres. C’est après avoir montré ce projet à W. Eugene Smith que le photographe américain l’embaucha comme assistant pour son projet sur Minamata. Comme l’indique son titre, le livre est une étude des rivières de Tokyo asphyxiées par l’industrialisation et le développement urbain. Il est composé presque entièrement de surfaces sombres, tour à tour visqueuses ou métalliques, à la limite de l’abstraction, mais sans jamais tomber dans la répétition. Le premier livre qui me vient en tête lorsqu’on me demande d’établir une liste comme celle-ci.

Kawa, Ruiei (its shadow of shadows 1960-1963), Yugensha, Kazuhiko Motomura

 

L.A., 1971 — ANTHONY HERNANDEZ

 

Ce livre est un superbe exemple d’une approche qu’on qualifierait en anglais de less is more. Il est composé d’une séquence de 12 images, toutes réalisées avec le même cadrage devant la porte d’entrée d’une banque de Los Angeles en une journée de 1971. L’impression est magnifique et le métal de la porte prend forme dans la couverture constituée de deux planches d’aluminium rigides. Un objet d’une grande justesse. Malheureusement la maison d’édition Silas Finch créée par Kevin Messina n’existe plus, mais toutes leurs publications étaient merveilleusement bien conçues. 

L.A., 1971, Silas Finch

 
 

 « Un livre naît quand un projet a besoin d’un ensemble d’images important pour faire sens. L'image seule peut être très puissante et quand celle-ci prime, le livre n'a pas raison d'exister. »

– Marc Feustel

 
 

RASEN KAIGAN — LIEKO SHIGA

 

Lieko Shiga est l’une des artistes-photographes les plus singulières et radicales de la photographie japonaise contemporaine. Elle s’était déjà fait remarquer pour son univers visuel fantasmagorique, entre rêve et cauchemar, avec les livres Lilly et Canary publiés en 2008, mais pour moi, l’immense Rasen Kaigan, publié en 2013 par Akaaka, est sans doute son œuvre la plus accomplie à ce jour. Le livre a été publié dans le sillage de la catastrophe du 11 mars 2011, mais ce n’est pas un document sur la catastrophe. Constitué sur plus de 4 ans à Kitakami, une ville côtière de la région du Tohoku au Japon où Shiga avait commencé à travailler en tant que photographe officielle de la ville, Rasen Kaigan mélange le personnel à l’universel, pour interroger jusqu’où peut aller la photographie. Un livre captivant et déroutant.

Rasen Kaigan, Akaaka

 

JAPON, BEAUTÉ DES FORMES — TAKEJI IWAMIYA

 

Ce livre est un éloge à l’artisanat japonais, le fruit de plusieurs décennies de travail par le photographe Takeji Iwamiya, connu pour son travail sur l’architecture et l’artisanat traditionnel. Publié en 2 volumes, il donne une vue d’ensemble de l’artisanat traditionnel japonais dans une série de chapitres dédiés à des matières différentes : pierre, métal, fibres, bambou, etc. J’ai d’abord découvert cet ouvrage en cherchant un cadeau pour mon beau-frère qui est designer (un cadeau que j’ai tout de suite regretté car j’ai mis plusieurs années avant de trouver un autre exemplaire). La réédition dans un petit format en 1999 a eu beaucoup de succès, mais il faut voir l’ouvrage original pour la qualité de l’impression en photogravure (réalisée en Suisse), le design d’une grande intelligence mêlant noir et blanc et couleur, et le très beau texte du grand spécialiste du cinéma japonais, Donald Richie. Un livre comme on n’en fait plus.

Japon, beauté des formes, Tokyo, Bijutsu Shuppan-Sha u

 

MATTER — ALEIX PLADEMUNT

 

Le dernier livre du photographe catalan Aleix Plademunt a été une grande surprise. Je connaissais certains de ses ouvrages précédents, mais Matter représente un nouveau départ. Regroupant plus de 600 images prises pendant près de 10 ans, le livre est monumental. L'objet prend une forme quasi-scientifique, à la manière d’un manuel technique ou d’un catalogue d’une collection de musée. Son editing fait sa force, développant différents thèmes qui se suivent de manière souvent inattendue, et forment ainsi un gigantesque arbre généalogique d’idées. Les images qui sont présentées sans aucun texte, sont suivies par un index extrêmement détaillé qui leur donne un tout autre sens et invite à de multiples lectures. Un livre démesurément ambitieux, peut-être même impossible, qui me fait penser au Tree of Life de Terence Malick. 

Matter, Spector Books

 

 

Un article écrit par Nando Gizzi • Instagram

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