La sélection #12 — Michele Smargiassi
Pour cette 12ème sélection, nous traversons les Alpes pour aller à la rencontre de l’une des figures les plus emblématiques du journalisme photographique italien : Michele Smargiassi.
Plume illustre du mythique quotidien La Repubblica depuis la fin des années 1980, c’est avec un style teinté à la fois d’humour et d’élégance — et plein de jeux de mots, d’inventions littéraires et d’intelligence — que cet homme originaire d’un petit village des Apennins tosco-émiliens suit « les évolutions et les révolutions du futur, du présent et du passé de la photographie » (et l’ordre inhabituel avec lequel il cite ces trois temporalités nous apparaît déjà révélateur…). La photographie, pour lui, « reste le médium le plus perturbant depuis deux siècles ».
« Devenir journaliste était mon rêve quand j’étais enfant, alors que maintenant que je suis journaliste, mon rêve est parfois de redevenir un enfant ». Et c’est en effet avec l’enthousiasme et l’énergie d’un enfant qu’il alimente régulièrement son blog très suivi par la communauté photographique italienne : Fotocrazia. Ce blog est « un carnet de recherche, un journal de [son] travail d'étude, de réflexion, d'écriture autour de la photographie ; un carnet partagé, une agora de passionnés de photographie qui raisonnent sur ce qu'ils font et ce qu'ils regardent, un espace de dialogue entre un journaliste qui traite de la photographie et de la culture de l'image et des lecteurs ; un lieu où il n'y a point de critiques, mais plutôt des réflexions »
Mais d’où vient cet étrange nom, Fotocrazia, qui fait de lui, son inventeur, un fotocrate [« photocrate »] ? Cela émane de l’idée que « chaque photographie évoque et implique un pouvoir. Pouvoir de la photographie, pouvoir sur la photographie, pouvoir avec la photographie ». Nous sommes sans doute intrigués par ces propos qui mériteraient de plus amples discussions…
Pour notre sélection il choisit un angle singulier : seulement des essais qui, par ailleurs, ont comme point commun « l'exploration de la photographie comme médium doté d'une volonté propre ». Nous retrouvons certes des grands classiques, mais grâce à ses textes - dont notre traduction espère rendre au moins en partie la qualité et la grâce - nous les redécouvrons sous un jour complètement nouveau…
MÉMOIRE DES CAMPS. PHOTOGRAPHIES DES CAMPS DE CONCENTRATION ET D’EXTERMINATION NAZIS — CLÉMENT CHÉROUX
Si, comme le disait Primo Levi, l'univers concentrationnaire n'est que la réduction à l'essentiel de la férocité des rapports humains, l'histoire de la photographie dans les camps d'extermination nazis constitue un résumé impitoyable et exact du système de la photographie et de ses infinies ambiguïtés. Ce médium a su servir les bourreaux mais aussi porter secours aux victimes, affirmer le faux, tout comme déterrer et défendre le vrai, invoquer la liberté et organiser l'oppression, raconter et cacher, sauver et tuer. Prostituée mais toujours vierge : telle a été la photographie de la Shoah. Après tout, les membres du Sonderkommando* qui ont pris les quatre seules photos clandestines des chambres à gaz partageaient avec leurs tortionnaires au moins une conviction, aussi profonde que traîtresse : la photographie dit la vérité. Si il n'y avait de la place que pour un seul livre sur la photographie dans ma bibliothèque, ce serait celui-ci.
* Les Sonderkommandos étaient des unités de travail dans les centres d'extermination nazis, composées de prisonniers, juifs dans leur très grande majorité, forcés à participer au processus de la « solution finale ».
Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis, Marval
LA PHOTOGRAPHIE ET L’INCONSCIENT TECHNOLOGIQUE — FRANCO VACCARI
Dans les années qui ont suivi 1968, alors que tout « ce que l’on savait était devenu suspect », Franco Vaccari demanda à la photographie de « lui montrer ce qu’il ne savait pas encore ». Il la laissa faire, prêt à accepter humblement, dans un esprit surréaliste, l’écriture automatique. Cette approche lui procura un dispositif capable de structurer l'image de manière autonome. Voilà un « geste d’effacement » difficile à supporter vu le narcissisme des photographes-auteurs – traditionnellement assez prétentieux – qui vivent avec un sentiment d'infériorité la concurrence créative de l’appareil photographique, et qui tentent désespérément de le dompter, ou plutôt de « réduire son coefficient d'indétermination », dont ils ont presque honte. Ces derniers devraient plutôt – et c’est la vraie intuition de Vaccari – reconnaître que c’est cela qui est précisément la spécificité de la photographie, à savoir le fait que celle-ci sait mettre en forme ce que le photographe n'avait même pas vu.
La photographie et l’inconscient technologique, Créatis
« Un bon livre photo n’est pas obligatoirement déchirant, bouleversant ou émouvant, cela dépend de son sujet, mais la confusion, je pense, doit toujours être présente. La confusion appelle une action de « remise en ordre » par la suite, et un bon livre photo laisse faire cela au lecteur – l’oblige même à faire cela. »
– Michele Smargiassi
GEOFF DYER — THE ONGOING MOMENT
Ce ne sont pas les photographes qui prennent les images, ce sont les images qui « prennent » les photographes. Selon Geoff Dyer, « toute l'histoire de la photographie semble être constituée de photographes qui construisent leurs propres versions à partir d'un répertoire de scènes, de thèmes, de sujets et de motifs ». Le concept de ongoing moment, « un moment en cours » ou « un instant infini », bien que, à première vue, opposé au « leitmotiv » cartier-bressonnien d'instant décisif, est en réalité un antidote salutaire aux nombreuses – voire trop nombreuses - histoires de la photographie qui sont toutes pareilles. On entend par là qu’elles seraient toutes basées sur le même schéma de généalogie et d’évolution par grands auteurs – un schéma qui semble être hérité de la tradition littéraire patristique ou d’une façon de raconter l’histoire de l’art établie par Giorgio Vasari au XVIe siècle.
Pourquoi dans les photographies d'auteurs aux styles, tempéraments ou époques si différents on retrouve parfois les mêmes figures, les mêmes objets ? C'est comme si certains archétypes, certaines formes originales avaient leur propre vie et n'utilisaient les photographes que comme medium pour se manifester de temps en temps. Ce serait une théorie du photographique sans axiomes, à l'exception de celui plus banal et, en même temps, moins reconnu : une photographie d'un arbre ressemble plus à n'importe quelle autre photographie qu'à un vrai arbre.
The ongoing moment, Pantheon Books
POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE — VILÉM FLUSSER
Être du côté de celui qui est aux manettes, ne signifie pas forcément avoir le pouvoir. Qui est-ce qui commande lorsque j'appuie sur le bouton de l'appareil photo, moi ou l’appareil ? C’est lui, bien sûr, nous dit le philosophe Vilém Flusser - ou plutôt, c’est le programme matérialisé dans ses mécanismes internes, qui restent totalement inaccessibles. Je crois être leur maître, alors que je ne suis qu’un simple, docile et obéissant « fonctionneur » qui aide l'appareil technique à accomplir sa mission.
Il s’agit d’une vérité inquiétante, au goût vaguement apocalyptique de certaines visions propres à la science-fiction d’un monde dominé par les machines : l'appareil possède sa propre volonté, techniquement inscrite et déterminée, ses propres buts dont nous, appendices humains, ne sommes que les exécutants involontaires, alors qu’on croit être les décideurs. « L’appareil fait ce que veut le photographe, et le photographe doit vouloir ce que peut l’appareil ». Et quel est le but, le "programme" de l’appareil ? Prendre le plus de photos possible, épuiser le champ du « photographiable », et obliger la société à produire des outils meilleurs, de plus en plus performants et perfectionnés, pour que le programme continue à se renouveler sans cesse. Il faut savoir tout cela si on veut sortir de ce paradigme, redevenir maître, appuyer sur le bouton sans devenir soi-même un bouton.
Pour une philosophie de la photographie, Circé
LA CHAMBRE CLAIRE — ROLAND BARTHES
Et enfin, l'inévitable. Lu une fois, deux fois, trois fois… mon exemplaire est désormais tout noir tellement je l’ai souligné d’année en année. Un texte génial, contradictoire, dépassé, prophétique ; critiqué, salué, récité comme un mantra : de toute façon incontournable. Qu’on en soit admirateurs ou détracteurs, on doit tous passer par là : comme entre les Colonnes d'Hercule de la photographie. Fantomatique : personne n'a jamais retrouvé la photo de la mère dans le jardin d'hiver. Rhapsodique : Barthes l'a écrit en un peu plus d'un mois, un chapitre par jour. Après avoir amené la photographie sur l'Olympe des objets culturels reconnus, Barthes l'a conduite avec ce livre au-delà du seuil insondable du moi. C’est peut-être celle-là sa véritable patrie.